Fabrice Melquiot, Le miracle du théâtre
24.06 – Lecture de « Dear » – Le Telegraphe – Toulon
24.06 & 25.06 – Rencontres d’élèves varois
Son spectacle « J’ai pris mon père sur mes épaules», avec Philippe Torreton et Rachida Brakni a triomphé et lui a valu une nomination aux Molières en tant que Meilleur auteur francophone vivant. Dans le même temps, sa pièce « Les séparables » a obtenu le Prix de la Pièce Jeune Public, catégorie CM2-6ème. Ce prix créé par l’association Orphéon dirigée par Georges Perpes, est décerné par des classes d’élèves du Var et des Alpes Maritimes. Il viendra le 24 au Pôle au Revest, et le 25 dans d’autres villes du var rencontrer ces élèves. C’était l’occasion de l’inviter au Telegraphe, pour une rencontre et une lecture d’un texte inédit.
Vous venez d’obtenir le prix de la pièce jeune public. Vous êtes particulièrement attaché à ce public-là ?
Cela me touche d’abord sur un aspect affectif parce que je connais Georges depuis de longues années. Il m’a passé commande d’un de mes premiers textes, «Le laveur de visages» et je suis venu il y a une quinzaine d’années à Cuers. Je suis très heureux, c’est une adhésion, une reconnaissance au sens premier, un public qui se retouve dans des personnages que je peux écrire. Concernant Orphéon, je suis très attentif à ces structures qui soutiennent les écritures contemporaines. On ne sait jamais quels chemins va emprunter un texte, et elles sont précieuses pour nous. Le théâtre appartient au chant littéraire mais c’est instable. Je suis écrivain pour le théâtre, j’ai écrit environ quatre-vingt pièces dont une trentaine jeune public. D’autre part, je suis directeur du théâtre Amstramgram Jeunesse. J’ai été comédien avant et il y a toujours eu dans mon travail une préoccupation, et une joie de la transmission. Tout l’art est lié au partage de regard, d’expérience. Il y a plusieurs années j’ai eu ce desir de me rapprocher des jeunes, et de leur point de vue. Le théâtre est un genre assez idéal pour amener les enfants vers la littérature, car il y a une mise en vie, la traversée d’un texte par le corps, dans un espace. Le texte produit du jeu. Je ne peux envisager mon parcours d’écrivain sans qu’il ne soit en résonance avec la question de la transmission, de créer des dispositifs de rencontre, des espaces dédiés à la communication. Nous sommes nombreux à essayer de réinventer en permanence. Le théâtre jeune public a cent ans d’existence, une existence passionnante, faite de beaucoup d’avancées esthétiques et dans ses modes d’exposition. Ce théâtre est programmé dans toutes les scènes nationales, mais il y a de moins en moins de lieux spécialisés. Ce n’est pas la même chose quand les enfants sont les invités des adultes. Ce qui m’intéresse n’est pas qu’ils sont les spectateurs de demain mais des spectateurs à part entière, à qui on pose des questions.
Parlez nous de cette lecture au Telegraphe, de votre texte «Dear».
C’est un texte inédit, un livret d’Opéra, en cours de production. Le livret se présente comme une sorte de monologue, qui évoque la philosophe Simone Veil. Je m’adresse à elle, c’est une traversée de certains de ses textes. C’est la première fois qu’il sera lu en public, dans une version de travail. Quand je choisis de lire un texte qui est encore sur l’établi, c’est un moment de travail, j’essaie d’écouter comment il est accueilli.
Pourquoi avoir choisi d’adapter librement «l’Enéide» de Virgile pour «J’ai pris mon père sur mes épaules» ?
Arnaud Meunier m’a lancé une invitation à collaborer, avec deux demandes : qu’il y ait une distribution importante, la pièce est pour neuf acteurs, et qu’elle parle de la France d’aujourd’hui. J’avais en projet depuis longtemps d’interroger le personnage d’Enée, avec un point de vue contemporain. C’est de l’ordre de la rêverie autour de «l’Enéide», ces échappées sont orientées par la lecture du livre. Enée est un des grands perdants de la mythologie. En cours de route, il est livré à des épreuves et la mort émaille son parcours, il perd enfants, père, femme, langue, pays. Je voulais explorer ce que c’est de perdre. La littérature est un processus qui nous propose de regarder cela. Ecrire est un processus de disparition, une histoire sitôt écrite est perdue, les personnages nous quittent, les paysages nous abandonnent. Aussi ce que ça nous dit d’aujourd’hui, d’un monde où le vivant perd beaucoup, où sa capacité à croire est déréglée, et où pourtant, on reste dans un lexique des victorieux, qui est, je le crois, périmé. Je voulais que des jeunes gens puissent entendre qu’ils n’ont pas besoin de revendiquer être des winners. Que ce n’est pas un manque d’ambition, simplement qu’on la place ailleurs que dans une victoire qui, forcément, écrase quelqu’un d’autre.
Comment avez-vous réagi à votre nomination aux Molières ?
Un prix qui est accordé par des jeunes lecteurs qui argumentent, je trouve que ça a beaucoup de sens. Dès qu’il s’agit de cérémonie et de récompense, par contre j’y accorde peu d’importance. Ca ne change pas la vie d’un spectacle, surtout dans le théâtre public. C’est un peu différent pour le théâtre privé. J’attends la reconnaissance des lecteurs et des spectateurs, du spectateur au singulier. J’ai assisté hier à la dernière représentation de la pièce. Deux jeunes adolescentes sont sorties et étaient en larmes, elles me disaient l’écho très puissant que le spectacle avait eu en elles. Dans ce geste collectif, elles se sont reconnues. Le théâtre est un art collectif qui demeure artisanal. Qui veut nous faire croire que nous pouvons obéir à une sorte de star system, alors que seulement dix à quatorze pour cent de la population va au théâtre ? Un spectateur qui soudain est traversé, son échelle du réel qui s’ouvre, ce type de petit miracle que le théâtre peut produire. Ca, ça m’intéresse.