Franck Micheletti – Ensauvager nos imaginaires.

Kubilaï Khan est une compagnie de danse contemporaine majeure, à l’échelle nationale et internationale. En attendant de retrouver en septembre, nous l’espérons vivement, son festival très attendu Constellations, vous pourrez voir danser Frank, son créateur et chorégraphe, dans les superbes collines ollioulaises.

Comment as-tu vécu cette période ?

Solitaire et solidaire… Une période inédite, un peu comme un séisme. Chacun a été touché différemment, selon sa situation. Cette crise sanitaire a mis à jour et renforcé les inégalités qui structurent nos sociétés. Moi, ma situation était correcte. L’occasion comme d’autres de faire un point sur nos vies. Ça a révélé nos vulnérabilités et notre sort commun. Nous pourrions en ressortir plus unis, ou le contraire. Je ne cacherai pas mon inquiétude. Des répliques s’annoncent qui vont plus profondément détériorer nos sociétés : crise économique, atteinte de nos libertés, contrôles renforcés, emprise des technologies… La plupart des gouvernements ont fait un choix courageux en montrant l’importance des vies. C’est honorable. Certains se sont retrouvés en première ligne pour continuer à faire fonctionner les pays. Leurs métiers doivent être mieux rétribués et valorisés. Faire le choix de sauver des vies devraient aussi se tourner vers les plus vulnérables, ceux qui rament au quotidien, ceux qui rament sur des canots en Méditerranée. Chaque vie compte. Nous voyons la soif de justice des populations, notamment la jeunesse. Avant la crise, il y avait déjà des prises de conscience et des actions en cours : la place des femmes dans la société, la crise écologique. Il ne faudrait pas sacrifier tout cela sur l’autel du rattrapage économique.

Comment vois-tu l’après-crise ?

Nous pensions avoir un filet de sécurité, mais il n’a pas bien fonctionné. Nous sommes très loin, de l’article I de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. ». Naomi Klein, dans son livre « La Stratégie du choc », démontre comment, malheureusement, les crises profitent plutôt aux intérêts des plus puissants. On ne peut plus croire aujourd’hui à ce modèle de croissance perpétuelle, ni aux effets de rattrapage. Bruno Latour, intellectuel et sociologue majeur français, nous dit qu’il ne faut pas gâcher cette crise. C’est un moment historique qui appelle des changements importants. Une grande partie des citoyens y consent. Nous sommes à la croisée des chemins. Allons-nous vers une société qui va durcir les clivages, qui va devenir invivable par excès de sécurité ? Nous devons accepter notre fragilité et composer avec l’incertitude.

Et dans le domaine artistique ?

En tant qu’artiste, ma fonction n’est pas de sauver le monde, mais peut-être d’ensauvager un peu nos imaginaires. Le paradigme occidental a artificiellement opposé sauvage et civilisé, or à l’opposé du sauvage, se trouve un être domestiqué, captif. Nous nous sommes laissés envoûter par nos croyances en l’économie, la monnaie, les technosciences, le numérique. Les artistes rappellent l’importance de nos libertés individuelles et collectives. En tant que danseur, je tiens au contact, à cet art de vivre les uns avec les autres. Le digital peut être complémentaire, dans le bon dosage, mais l’art se fait en présence. A Toulon, on a misé sur les institutions, qui sont des pôles culturels très forts et jouent leur rôle de façon très efficace. Quelques-uns d’entre nous, depuis dix ou quinze ans, réclamons que l’on soutienne plus les structures locales médianes : Rockorama, FiMé, Midi Festival, Vrrraiment, Constellations, ou des lieux comme la Villa Cool, le Metaxu… Nous composons en partie la trame de la vie culturelle locale. Là, nous vivons une période d’inactivité de six mois, et avons besoin de soutien. La jeunesse également est malmenée par cette crise. C’est le moment de lui donner des signes forts. Un exemple, parmi d’autres, nous avons créé avec le Conservatoire TPM, des « Out of the box », programme artistique à ciel ouvert. Aujourd’hui, cette jeune génération d’artistes s’en est approprié l’esprit et avec leur collectif Horlab ouvre de nouvelles voies.

Tu danseras les 26 et 27 juin à Châteauvallon, dans le cadre des Crépuscules…

Outre mon activité de chorégraphe pour plateaux, en France ou à l’étranger, j’ai tenté des expériences inédites, en proposant de la danse dans l’espace public. Avec les Crépuscules, c’est de nouveau ce type d’approche, un moment imprévisible, privilégié, dans un format paysage, entre artiste, lieu et public, que je propose. Le paysage, c’est l’endroit où terre et ciel se touchent, et le crépuscule, un moment de bascule, celui de nos interdépendances. Rien ne me prédestinait à être danseur. Mais en 1985, chauffeur pendant le festival d’été, je rencontre cet art et en ressort transformé. Je n’aurais jamais été danseur et chorégraphe sans Châteauvallon. J’y ai découvert non seulement la danse avec Merce Cunningham, Dominique Bagouet, Maguy Marin, Joseph Nadj, Carolyn Carlson, Odile Duboc… mais aussi la philosophie, les sciences humaines avec Isabelle Stengers, Bruno Latour, Tobie Nathan qui venaient pour le « Théâtre de la science ». J’ai ainsi nourri une partie de ma trajectoire intellectuelle. Au temps de ses concepteurs, Henri et Simone Komatis et Gérard et Collette Paquet, Châteauvallon était une symbiose entre art, sciences et nature. Adolescent, ayant grandi dans le quartier de la Beaucaire, cette colline inspirée et inspirante m’a ouvert de nombreux chemins… Ce solo propose une balade dans les lacets des pentes de cette utopie joyeuse qu’est Châteauvallon.

 

Site internet : Kubilai Khan investigations