Frank Micheletti, l’Art peut changer nos perceptions sur des sujets qui nous dépassent.

Créatrice du Festival Constellations, la compagnie varoise Kubilaï Khan Investigations sillonne le monde de représentation en représentation. Son chorégraphe Frank Micheletti insuffle une vision humaniste et profonde à chaque création. Au sortir de leur résidence au Liberté Scène Nationale, ils présenteront l’Empire, une interrogation sur la place de la femme dans la société mexicaine.

Comment transmet-t-on un tel sujet par la danse ?

C’est un projet transversal, la réunion de trois langages : de la danse, du dessin, avec la plasticienne Hildegarde Laszak en live pendant la performance, et je crée la musique en direct. J’ai travaillé assez souvent au Mexique. Je me baladais tout le temps avec un enregistreur, prenais les ambiances de ville, je rencontrais le gens, leur posais des questions.  Il y a trois ans j’ai créé Mexican Corner également au Liberté sur l’hyper-violence de la société contemporaine mexicaine mais autour des cartels, de la drogue, des rapts. C’est un diptyque. On passe sur le versant féminin, avec les violences relatives au monde féminin, à la situation des femmes au Mexique et en Amérique Centrale. On observe un phénomène de migration des jeunes femmes centraméricaines qui traversent le Mexique pour aller travailler aux Etats-Unis. Ce sont des mères, de plus en plus jeunes, dont la motivation principale est de pouvoir donner une éducation digne à leurs enfants. Mais le voyage est de plus en plus dangereux, on les vole, la plupart du temps les viole, les kidnappe. Malgré tout elles restent nombreuses à tenter la traversée. La situation depuis la déclaration de guerre au Narcotrafic, il y a dix ans, à empirer. Avant il y avait sept grandes familles de narcos, maintenant il y en a neuf. Ils ont infiltré l’ensemble du pays et de l’économie. Cette guerre a fait vingt-six mille morts cette année. Une partie sont des violences conjugales. A Ciudad Juarez, on parle de féminicides, c’est la disparition de jeunes femmes dans toutes ces usines (maquiladoras). La frontière américano-mexicaine est la plus active au monde. Mais les USA ont cherché depuis toujours à détruire le code du travail mexicain, à enlever les protections sociales pour profiter d’une main d’œuvre très bon marché. Les gamines des milieux ruraux travaillent seize heures par jour sans protection sociale. Des centaines de corps de femmes sont enterrées dans le désert de Ciudad Juarez, ces jeunes filles rentrent du travail à des heures indues, et sont enlevées. C’est une société machiste, avec un fond de violence. Même si le mexicain commun est très accueillant et chaleureux. Le fait d’avoir pour voisin les Etats-Unis amène à un échange basique : armes contre drogue. Les USA sont les premiers consommateurs de drogues, le Mexique est le premier producteur. Et les Etats-Unis sont les premiers vendeurs d’armes.

Dans le spectacle, il y a une danseuse mexicaine : Gabrielle Ceceña, qui vit au Nord du Mexique, ce sujet lui tient à cœur. Hildegarde, la dessinatrice permet de trouver la distance la plus juste grâce à son dessin. Moi j’inclus des prises de sons de là-bas, je mâtine la matière dramaturgique de ce climat, de ces paroles prises sur place. Nous utilisons donc plusieurs mediums pour avoir suffisamment de tact et de distance par rapport à un sujet brûlant. C’est le cas des mexicains : ils arrivent à avoir une grande distance par rapport à tout ça. Dans la Cumbia, par exemple les textes sont très graves, mais la musique dansante met cela à distance. Nous souhaitons sensibiliser certaines personnes, qui ne connaissent peut-être pas la gravité de ce sujet. Il est encore nécessaire de considérer que le droit des femmes n’est pas encore suffisamment établi, que l’égalité est un mirage, que c’est un combat. Je me demande souvent : pourquoi décident-elles de quitter leur pays pour cet avenir très incertain ? Ont-elles le choix ? J’aimerais également donner à réfléchir sur les systèmes qui nous entourent, sur les systèmes libéraux, qui soi-disant vont émanciper les gens par la création de richesse. Cette société qui est traversée par de vrais conflits abrite un substrat artistique extrêmement fort, conscient, lucide, porteur d’œuvres radicales. Ils ont des écrivains contemporains, des plasticiens, des cinéastes très importants.

Comment va se passer la soirée Tornada Tropical au Liberté ?

Cette partie-là c’est souffler le chaud. C’est un vrai dancefloor tropical de cumbia, de danses latines ou afro-caribéennes avec toute la joie et la bonne humeur qui se répand au travers de ces musiques. C’est moi qui mixerai, avec de la cumbia, de la chicha (cumbia péruvienne), de l’électro chaloupée, de l’origine des années 70 à l’électro-cumbia des jeunes producteurs mexicains, colombiens ou péruviens, tels Dingué, dingué, dingué qui nous ont offert un concert incroyable pendant Constellations. Ce sera un vrai gros Sound System. Gabriella va apprendre aux gens quelques pas de Cumbia avant la soirée, et il y aura des capitaines pour guider et faire que l’on danse toute la nuit, que l’on s’enivre de cette poésie corporelle. C’est une manière de comprendre ces pays : il y a cette vie difficile, mais on n’a jamais perdu l’importance de s’amuser, de profiter du présent avec les gens. Je suis étonné de l’intensité des paroles, des rencontres, de vrais moments passés, les latinos sont moins enfermés dans une bulle individuelle. Leurs danses se partagent d’ailleurs. Il y aura un système de dessins, de vidéos, une déco, comme si on était là-bas, dans un Sound System du DF (Mexico ndlr), de Medellin, de Cali ou de Lima.

Quel est l’ADN de la compagnie ?

J’ai été immédiatement attiré par le voyage, je ne voulais pas avoir un propos franco-français, la compagnie s’est intéressée à l’étendue du monde. Elle fête ses vingt ans. J’ai toujours aimé faire des enquêtes de terrain. Nous avons tourné dans plus de soixante-dix pays, dans tous les continents, pour jouer mais aussi en résidence de création au Mexique, Mozambique, Ghana, Japon, Australie. Nécessairement, j’essaie d’être en prise avec les territoires et actualités que je traverse, et m’intéresse à des sujets transversaux, plus vastes que la France. Nos danseurs viennent de partout, je les ai rencontrés sur place. Ils sont singapourien, mexicain, flamande, mozambiquienne. Mais je parle de perspective aller-retour : quand je reviens à Ollioules, où je vis, comment je dois traduire ça, par quelle transformation ça passe. Le voyage, les gens rencontrés, les communications m’alimentent. J’essaie de ne pas me limiter à un One Shot, mais de construire des projets durables, car il faut du temps pour comprendre et appréhender les sujets. J’ai toujours eu l’idée d’associer la danse à d’autres mediums, tous les spectacles ont toujours été joués avec de la musique en direct.

Comment naît une création ?

Dans le cas de ce spectacle j’ai été invité au Mexique, j’ai senti un climat attachant. Suite à ce voyage pour continuer à comprendre, j’ai beaucoup lu : des livres, des quotidiens. J’ai des pochettes de couleur, par thèmes et pays. Pendant des années ma pochette mexicaine s’est étoffée, puis j’ai commencé à travailler. Je suis tombé sur le bouquin de Camilla Panhard : « No Woman’s Land ». Je le trouve incroyable. Je l’ai contactée. J’ai joué la maquette de l’Empire où j’avais invité une sociologue colombienne sur les violences faites aux femmes, et Camilla est venue. Elle était très touchée par la performance, et m’a proposé de travailler ensemble. En discutant elle m’avait dit : « tu ne peux pas savoir l’importance, la force que détiennent nos corps ». Même les corps passifs sont puissants : être ensemble, marcher ensemble. Nos corps ont des forces. La danse, faire des spectacles, parler est une manière de prendre part à un changement de perception sur des sujets qui nous dépassent.

Quelles ont été vos influences ?

Je lis de la poésie contemporaine, par exemple, c’est très nourrissant. Les perceptions évoluent parce que l’état de la langue évolue. Le style n’est pas quelque chose de périphérique, c’est beaucoup plus essentiel qu’on n’ose l’avouer. Je vois une liaison très forte entre l’esthétique et l’éthique, entre l’artistique et le politique. La présence d’artistes dans une société n’est pas négligeable, l’artiste n’a pas sa place que dans un théâtre, ce n’est pas comme cela que je considère mes fonctions. Je joue dans des théâtres, dans des écoles, dans des prisons. On n’est pas obligé de regarder l’artiste sur une scène, il fait partie du débat public. De ce point de vue-là le spectacle a beaucoup plus d’importance que simplement se faire plaisir pendant une sortie. Il n’y a qu’à voir à quel point les grands artistes ont été récupérés par des marques.

Egalement cela m’importe d’avoir des discussions avec des personnes qui exercent d’autre fonctions, des sciences sociales par exemple, j’aime les géographes, les historiens. C’est important de nourrir notre présent sur le socle qu’ont construit les sociétés.

Un chorégraphe regarde beaucoup la proximité des corps. C’est vrai pour un ban de poissons, pour les oiseaux dans le ciel, pour le Rush Hour dans le métro de Tokyo. Il y a quelque chose d’étonnant dans tout ça, un sens de la friction.

On ne peut pas adhérer à tous les slogans d’une société, tout gober, c’est nécessaire de fabriquer un sens critique. Je ne refuse pas en bloc ma société, j’y appartiens. Elle produit des choses incroyables, on a accès à des richesses considérables, culturelles, d’information. Mais on n’est pas pour autant sans voix et sans critique face à cette société qui accentue les disparités, qui ne correspond pas exactement à ce sur quoi elle s’énonce. Les générations précédentes ont nourri les combats, et il y a encore aujourd’hui des combats à nourrir. Sur le fait que les générations d’aujourd’hui seraient trop fatalistes, ce n’est vrai qu’en partie. Il y a encore des consciences très éclairées. C’est toujours à chacun d’entre nous de trouver les terrains où il va bonifier cette vie commune, d’apporter sa contribution. Le sens politique est d’être quelqu’un qui prend part à sa société avec les moyens qu’il a et essaie de la corriger à son niveau pour qu’elle soit plus égalitaire, plus harmonisée.

Avec mon métier, je me rends compte que les corps, souvent, sont cadenassés, par des codifications, des systèmes de contribution demandés par le regard social, par nos métiers qui nous prennent de plus en plus de temps mais se sont appauvris. On n’a plus de capital temps que l’on peut gérer comme on veut. Nos boulots sont normatifs, stressants, nos imaginaires se sont appauvris. Nous avons oublié que nos corps portaient des ressources plus imaginatives. Spinoza disait : « on ne sait pas ce que peut un corps ». De temps en temps il est nécessaire de le relancer avec nos imaginations, ou avec des imaginations moins normées, de lire, d’avoir des activités manuelles, artisanales. Ce peut être un collectif de marcheurs qui font leur ballade. Il faut réengager nos corps dans une vie multiple. Henri Michaud disait : « plier, déplier pour se multiplier ». Nos corps peuvent être une sorte d’origami, ce ne sont pas des surfaces stables, il faut se désenvelopper.

J’adore les mondes lointains, j’aime les écarts, parler avec des gens qui ne font pas du tout la même chose, tout métier peut être intéressant. Je suis fasciné par les capacités de transformation et de récupération de sociétés différentes des nôtres. Pour eux, jeter c’est oublier, ramasser c’est songer (chant vaudou). Ça leur permet de rester en contact avec les différentes temporalités, le temps ne se vit pas comme l’instant présent, nous sommes tous composés de passé-présent-futur.

Comment va se dérouler la Nuit de la lecture ?

C’est toute la nuit du 20 janvier, organisée par Kubilai Khan, avec la bibliothèque centrale du Musée d’Art et la Ville de Toulon. Il y aura une bourse aux livres à 18h, puis dans la nuit toute une série d’écrivains invités, de performances, littérature, musique, danse, nourriture et alcool. C’est une nuit curieuse dans une bibliothèque reconfigurée. Camilla Panhard sera là notamment. Ce sera très vivant, même s’il y aura du fond. Il y aura également du contenu Jeune Public.

ITV MONGOLE

Plutôt yourte ou plutôt maison en bambou ?

Une yourte dans les arbres, comme dans « Les villes invisibles » d’Italo Calvino où Marco Polo décrit cinquante-cinq villes à Kubilaï Khan.

Plutôt steppes mongoles ou cités chinoises ?

Plutôt steppes, j’ai besoin de chevauchées, de galop.

Plutôt Marco Polo ou Christophe Colomb ?

Marco Polo évidemment, pour son « Devisement du Monde » (ou Livre des Merveilles) écrit en 1298.

La compagnie, plutôt khanat (empire mongol) ou démocratie ?

Comme nos démocraties sont malmenées et qu’elles restent perfectibles, ça en fait des sujets attachants. Je suis plus du côté des sensibilités collectives que des rapports de force.

Facebook de Kubilaï Khan Investigations

L’Empire au Liberté Scène Nationale

Tornada Tropical au Liberté Scène Nationale