Luc Coadou & Dimitri Tchesnokov – Une forme d’expression.

Concerts

« Filiatio 1 : Josquin & Co »
Vendredi 6 août à 21h
Tour Royale, Toulon
Samedi 7 août à 18h15
Abbaye du Thoronet
Dimanche 8 août à 18h15
Abbaye du Thoronet

 

Alors que nous célébrons les dix ans d’« Entre pierres et mer », il se présentait comme une évidence d’inaugurer le cycle de concerts par un programme dédié à Josquin des Près. En commémorant en cette année 2021 les cinq cents ans de sa disparition, nous mettons en exergue une filiation fondamentale pour l’histoire de la musique occidentale, celle que Josquin entretint avec ses élèves en diffusant le style contrapuntique des compositeurs franco-flamands. « Josquin & co » fera entendre également des œuvres commandées aux compositeurs Karol Beffa et Dimitri Tchesnokov pour l’Abbaye du Thoronet par Les Voix Animées.

Qu’est-ce qui vous rapproche musicalement tous les deux ?
Luc : J’ai demandé à Dimitri d’écrire une œuvre sur un texte qui s’appelle « Sicut Cervus », déjà mis en musique par Palestrina. C’est le début du psaume 42, utilisé pour le Samedi Saint. Dimitri s’est saisi de ce défi, à la fois parce que ça l’intéressait d’écrire un motet pour cinq voix, mais aussi pour l’acoustique si particulière de l’Abbaye du Thoronet. Dans cette composition, je vois un rapport avec l’écoulement du temps : notre musique s’inscrit dans une perception différente du temps. Notre perception d’aujourd’hui est rapide, le temps est court. Au XVIe siècle, il fallait beaucoup de temps pour aller d’un point A à un point B, cela rendait la réalité très différente. Nous avons travaillé pendant deux ans : au départ sur trois motets, puis sur une œuvre complète. Dimitri a utilisé une sorte d’effet hypnotique, on se laisse mener, en particulier par une cloche en Fa#. Elle intervient à intervalle régulier, et on se laisse emporter à nouveau, la pièce ne s’éteint pas tout au long des vingt minutes. Elle me fait penser au « Miserere mei Deus » de Josquin des Près. Je connaissais déjà Dimitri, comme pianiste et compositeur d’œuvres instrumentales. Il est Ukrainien, son héritage des musiques de l’Est m’intéressait également.
Dimitri : Ce ne sont que des gens sympas et c’est un ensemble très professionnel. Luc fait un travail extraordinaire, très sérieux. J’admire aussi sa volonté d’arriver à mener cet ensemble, avec des voix très différentes, et sa passion pour ce type de musique vocale, médiévale, Renaissance ou contemporaine. C’est un ensemble très polyvalent, et les disques sont de très grande qualité. Mes respects !
Qu’est-ce qui a changé dans le travail de composition de musique classique par rapport à cette époque-là ?
D : Fondamentalement rien n’a changé depuis le XVIe. Avant les compositeurs écrivaient pour les puissants, maintenant ils font partie de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique /musique) (rires) ! Pour moi, il est très important de comprendre le texte, puis la musique vient de façon naturelle, c’est plus fort que moi.
L : Certains ne peuvent pas s’empêcher de parler, parfois de chanter (rires) ! D’autres de composer. Chaque artiste a un moyen d’expression qui lui est naturel à travers lequel il a envie de partager. Pour Dimitri, c’est une langue vivante supplémentaire.
Dimitri, comment as-tu composé cette œuvre ?
D : C’est une œuvre d’une très grande introspection, en lien avec la démarche de Luc et l’acoustique de l’Abbaye du Thoronet. Je suis vraiment allé au bout de moi-même ! Pour chaque œuvre le travail est différent. Ici, Luc m’a proposé ce texte, je l’ai décortiqué, ai demandé plusieurs traductions. Ce travail à lui seul m’a pris deux semaines. Je voulais comprendre chaque mot, chaque découpe. Musicalement, on a une soprano, un contre-ténor, deux ténors et une basse. C’est un mélange rare qui donne forcément un timbre particulier. Le troisième facteur est l’acoustique du Thoronet, que j’ai longtemps écoutée. Une fois ces trois points intégrés, je me suis mis au travail. J’ai d’abord écrit « Sicut Cervus », puis l’œuvre globale. Dès le premier motet, tout est concentré, ensuite je développe sur toute la durée de l’œuvre, pendant vingt minutes. Je suis pianiste, mais ce n’est qu’un outil utile, comme un couteau ou une fourchette. Quand vous cuisinez, vous en avez besoin, mais la recette se crée dans votre tête. Alors je peux composer en marchant, en dormant… Une des singularités de cette pièce est l’utilisation du métronome, réglé à 60 et joué par un musicien qui tape sur une latte de xylophone africain… C’est ce qui crée cette sensation hypnotique.
L : 60, c’est notre rythme cardiaque, ce que l’on entend in utero…
Qu’est ce qui fait la particularité de Josquin des Près et quel est son héritage ?
L : J’aime beaucoup des Près, non seulement parce qu’il est originaire de Saint-Quentin, où il a fait ses études à la Collégiale, mais surtout parce que c’est une figure majeure du début du XVIe siècle. Il a développé le style franco-flamand, qui existait déjà, en le faisant rayonner par-delà les frontières. Parmi ses disciples, on peut citer Jean Mouton ou Nicolas Gombert. Sans Josquin, on peut penser qu’il n’y aurait pas eu Bach. Il a developpé le contrepoint, composé avec des entrées en imitation, en canon. Aujourd’hui, son écriture nous paraît « ancienne » car elle est modale et non tonale. Il a eu énormément de succès en son temps. Il était demandé partout, notamment en Italie, mais il ne restait jamais très longtemps au même endroit, peut-être avait-il un caractère un peu délicat. On garde de lui sa musique bien sûr, mais aussi un autographe, gravé dans la Cantoria de la Chapelle Sixtine.

 Juillet 2021