Marek Halter – L’homme qui crie.
Dialogue – Jeudi 25 novembre
Le Telegraphe – Toulon
Juif ayant fui la Pologne pendant la seconde guerre mondiale, Marek, naturalisé français en 1980, est un des sages de notre époque. Il viendra nous parler de son dernier ouvrage « Un monde sans prophète » au Telegraphe, lors de l’une de ces rencontres qui changent une vie.
Historiquement, qu’est-ce qu’un prophète et quel est son rôle ?
Toute société a besoin d’être régulée. Tout commence en 1063 avant notre ère. Moïse a libéré les juifs de l’esclavage, il leur a donné des lois, et les a fait se promener pendant quarante ans dans le désert… afin de leur apprendre la liberté. Car, ce n’est pas une chose simple, la liberté est aussi celle des autres. On le trouve chez Hegel. De quoi rêve un esclave ? Pas de liberté, mais de remplacer le maître, car c’est la seule condition qu’il connait. Mais pour cela, il faut lui-même qu’il ait des esclaves ! Moïse avait compris cela, il fallait qu’une génération passe, pour que certains n’aient pas connu uniquement l’esclavage. Josué reprend le flambeau et donne un pays aux juifs, qu’il partage en douze tribus. Pour coordonner le travail et la vie de ces tribus, il leur donne un juge. Pendant cent-quarante ans tout va bien, jusqu’au jour où le peuple demande à avoir un roi, comme tous les autres peuples autour d’eux. Samuel, alors juge, leur explique qu’il n’y a pas de roi juste, qu’il va les écraser sous les impôts, qu’il prendra leurs fils pour mourir dans une guerre qu’ils ne souhaitent pas, leurs filles pour travailler dans les champs… Samuel demande à Dieu qui lui répond que c’est la démocratie, alors il leur donne un roi. On voit d’ailleurs ces vingt-huit rois d’Israël sur la façade de Notre Dame de Paris. Samuel sait que ça ne marchera pas, qu’il y aura des révoltes, et qu’il faut des contre-pouvoirs. Il crée alors la première école de prophète. Littéralement, ça veut dire « homme qui crie ». Comme l’Abbé Pierre, en 54, quand il arrive à la télévision et pousse un cri : « au secours les gens meurent ». On en a besoin constamment, sinon on accepte l’inacceptable, si le pouvoir n’a pas de contre-pouvoir, il se laisse aller. Mais ce doit être quelqu’un d’accepté et de désintéressé. Je suis parti de cette histoire, et j’ai essayé de parcourir l’histoire de l’humanité et d’en décrire les différents prophètes.
Pourquoi dites-vous qu’il n’y a plus de prophètes ?
Effectivement, aujourd’hui nous vivons sans prophète. Et sans prophète, pas de grand homme politique. Quand Alexandre Le Grand essaie de rentrer en Afghanistan, Aristote lui barre la route, et lui dit de ne pas y rentrer, que c’est cimetière de la civilisation. Pas de Napoléon sans Chateaubriand non plus. Une anecdote qui n’est pas dans mon livre : Sartre avait la dimension d’un prophète, il distribuait le journal maoïste « La cause du peuple », et critiquait le Général de Gaulle. Celui-ci quand on lui conseille d’interdire Sartre répond : « Non, on n’interdit pas Voltaire ! ». Alors quand le philosophe le critiquait, il prenait son téléphone et l’appelait, lui expliquant qu’il avait mal compris. Jésus n’avait rien à vendre, seulement sa conception de l’amour et du respect de l’autre. Plus récemment, on a eu Jaurès, Mandela, Luther King, Gandhi… Bon, en général ils sont tués. Ce sont des gens charismatiques. Max Weber a écrit un livre sur le charisme : certains disent des choses intéressantes, mais la nature ne leur a pas donné ce pouvoir d’illuminer. Camus allumait sa cigarette, à la télé, et on se souvenait de son visage, avant qu’il ne parle. Les vrais prophètes sont illuminés par dieu, ils sont habités. Il y a aussi des gens habités, mais qui sont des faux prophètes. Hitler l’était : il disait des choses insensées et les gens sensés le suivaient. Il y a des personnes habitées, mais qui ont comme ambition d’imposer leurs idées. La justice n’est pas l’idée d’un individu, c’est le rêve de toute l’humanité. J’ai eu quelques débats avec Zemmour, pour lui je suis un oui-oui, je dis oui à tout. J’ai aimé son émission avec Ruth Elkrieff, où elle a produit des documents à charge contre Pétain, et il ne savait plus quoi répondre. Il est habité, il y croit, mais de la même façon que Néron quand il brûlait Rome pour pouvoir écrire ses poèmes. Il n’y a pas de justice s’il n’y a pas de justice pour tout le monde. C’est un faux prophète. Il faut être au service de tous. Certains individus au pouvoir, Merkel par exemple, ont fait beaucoup de bien. Mais son rôle n’est pas de défendre la veuve et l’orphelin. Il y a eu des femmes prophètes, Marie Madeleine, Khadija, la femme de Mahomet, ou plus récemment Simone Weil, la philosophe ; et il y en aura de plus en plus. L’Afghanistan, par exemple, s’élèvera contre les Talibans par les femmes, car ils ne pourront pas tirer sur leurs mères. Sartre, vous voyez était logique : il a refusé le prix Nobel.
Et les lanceurs d’alerte ?
Ils s’en rapprochent, vous avez raison. Ils me rappellent les premiers prophètes. Quand Samuel crée l’école, on leur enseigne de savoir crier sur la place publique. Mais, aujourd’hui, allez sur la Place de la Liberté et mettez-vous à crier, ce n’est pas possible. Isaïe courait nu dans les rues de Jérusalem, pour rameuter les foules puis se rhabillait et faisait son discours. Jésus chassait les marchands avec son bâton. Aujourd’hui, nous sommes envahis par les informations, les radios, les télévisions. Et quelqu’un doit nous lancer à la figure : on vous ment. Qui es-tu ? Peu importe qui je suis. Comme ce chinois qui a dénoncé la pandémie à Wuhan. Comme Angela Davis, pendant la guerre du Vietnam.
Et vous ?
Moi non… J’ai un livre à vendre ! (rires)
Quel est l’état de la tolérance après cette crise du Covid en France ?
J’aime dire que le XXIe siècle commence aujourd’hui. Un siècle, ce n’est pas le calendrier, c’est une autre histoire qui commence. On est en train de raccommoder le monde et un monde nouveau s’ouvre à nous. Cent-vingt-quatre américains ont déjà payé leur voyage pour passer un week-end sur la lune, c’est incroyable. Nous rentrons dans un monde où nous n’aurons pas besoin de savoir écrire, nos téléphones portables feront tout à notre place. Mais comme toute naissance, ça passe par la douleur. Il y a 5782 ans, le calendrier juif a commencé par le déluge : un monde ancien est liquidé, un nouveau commence. Comme Noé, nous sommes en train de construire une arche pour ceux qui vont survivre, pas seulement à la pandémie, mais à ces changements brusques de nos habitudes. Les plus malins, peut-être vous et moi, allons déposer nos valises dans l’arche jusqu’à ce qu’elle nous dépose sur le mont Ararat. A son arrivée, Noé lance un corbeau, qui ne revient, puis une colombe qui revient avec un rameau d’olivier. Le monde est apaisé, il y a de la place pour tout le monde, sans misogynie, sans racisme. Nous sommes en train de préparer ça, mais ça peut prendre cinquante ans. Les pressés sortiront de l’arche et mourront dans des guerres fratricides. Jean Delumeau, dans « La peur en occident » nous dit que, quand la peste a liquidé la moitié de la population française, on a cherché des boucs émissaires : on a brûlé des juifs, tué des sorcières car c’était des femmes, comme dans « Hamlet », où c’est la femme qui annonce la malédiction, puis les invalides, les bossus comme « Notre Dame de Paris ». On cherche toujours un responsable. On a mal, on appelle maman. Quand on n’en a plus on appelle Dieu. Mais il ne répond pas. Alors on trouve un responsable et on le tue. Il se peut que nous soyons à l’aube d’une guerre civile. Mais certains essaient de l’accélérer, comme Zemmour. Moi je propose plutôt l’arche. Mais je ne suis pas un prophète, je ne suis qu’ « Humain, trop humain ».
Fabrice Lo Piccolo – Novembre 2021
https://www.facebook.com/LeTelegraphe.org
https://letelegraphe.org/fr/-/agenda