Delphine Horvilleur – Peut-on combattre l’obsession identitaire ?

Il n’y a pas de Ajar – Les 7, 8 et 9 février à Châteauvallon à Ollioules.

Johanna Nizard incarne sur scène Abraham Ajar, la créature de Delphine Horvilleur et fils d’Emile Ajar, double créé par Romain Gary pour se réinventer et remettre en question l’identité, ses limites et ses infinies possibilités.
Delphine Horvilleur, que nous avons interrogée, sera présente le 8 février à Châteauvallon pour une rencontre avec le public après le spectacle.

Votre texte a pour sous-titre « monologue contre l’identité » et, à partir de l’histoire du double littéraire Gary/Ajar, vous livrez une réflexion incisive sur le sentiment d’identité, pensez-vous que l’obsession identitaire fasse des ravages dans nos sociétés ?
En tout cas, l’obsession identitaire me semble omniprésente, on l’entend dans les discours politiques, religieux, dans les débats de société. On a l’impression qu’il y a une force très puissante autour de ce discours qui convainc beaucoup de gens qu’ils doivent être fidèles à une naissance et essayer de définir leur identité, de façon quasi obsessionnelle, beaucoup plus puissamment qu’il y a quelques années. Je trouve cela à la fois troublant et un peu mortifère. J’ai l’impression que l’on me demande constamment de me définir avant de prendre la parole, de définir si je parle en tant que juive, en tant que parisienne…

Vous êtes rabbin, mère, conteuse, (etc !), mais en tant qu’auteure c’est la première fois que vous écrivez pour le théâtre, avez-vous écrit ce texte pour qu’il soit joué sur scène ?
Oui, absolument. Dans mon travail de rabbin je m’occupe beaucoup d’interprétation, au sens d’exégèse, de commentaire de textes. J’ai écrit “Il n’y a pas de Ajar“, pour qu’il soit interprété, dans tous les sens du terme. Interprété par un ou une comédienne ou interprété dans le sens d’être livré à l’interprétation du lecteur ou du spectateur. J’avais besoin d’écrire un texte qui soit très différent du reste de mes écrits, ce n’est ni un essai, ni un livre sur mon travail de rabbin. C’est un livre que j’ai voulu dans un style beaucoup plus culotté, que le lecteur aurait envie de lire à voix haute, qui puisse être lu ou déclamé sur scène, que la personne qui le lit ou l’écoute s’en empare et en fasse autre chose que ce que j’ai voulu y écrire. La force de l’interprétation fait prendreconscience qu’un texte est plus grand que l’intention de son auteur.

C’est une actrice, Johanna Nizard qui joue Abraham Ajar, pourquoi vouloir une femme pour jouer ce fils d’un personnage fictif ?
J’ai écrit ce texte pour qu’il soit joué par un homme et j’en avais beaucoup parlé avec Stéphane Freiss. Et puis, parce que ce livre parlait du questionnement des certitudes identitaires, il m’est apparu plus intéressant de le proposer à une femme. Précisément parce que le personnage dit s’appeler Abraham, parce qu’il décrit sa virilité, sa circoncision par exemple. Qu’une femme joue ce rôle décuplait les possibilités d’interprétation. J’ai rapidement pensé à Johanna Nizard qui, à mon sens, est l’une des actrices les plus talentueuses de sa génération. Son corps et sa voix lui permettent d’être à la fois formidablement femme et extraordinairement homme.

En quoi Romain Gary est-il un symbole puissant pour faire passer un message sur le sujet de l’identité, sur le fait de se réinventer ?
J’ai la conviction que Gary détient une clé particulière d’enseignement pour notre génération qui est tellement obsédée par l’identité, il est comme un remède, un antidote à ça. C’est un personnage qui toute sa vie s’est réinventé. Il est né Roman Kacew, il est devenu Romain Gary et il a écrit sous de nombreux pseudonymes, dont celui d’Emile Ajar. Il a été résistant, combattant, ambassadeur, écrivain, poète, amoureux, il a vécu mille vies à l’intérieur de son existence. Je trouve que c’est un magnifique modèle de capacité à se réinventer par la fiction, l’imagination ou l’engagement.

Weena Truscelli

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